De Eredan.

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Version actuelle en date du 11 juillet 2012 à 11:54

Loup Blanc

Les contes sont faits de petits riens qui, comme de multiples ruisseaux, affluent et façonnent le paysage d’une vie. Les histoires mineures, qui parfois influent sur l’Histoire, sont soigneusement consignées dans le Livre des Murmures. C’est une de ces histoires qui vous est contée aujourd’hui…

Les terres de Guem, mises à sac, Mélissandre ne trouvait pas le sommeil. La guerre faisait encore rage autour de la pierre tombée du ciel. Blottie contre son loup, la combattante Elfine cherchait la chaleur et un peu de réconfort dans ses souvenirs.

C’était une autre époque. Une époque d’insouciance. Mélissandre vivait en syntonie avec la grande forêt des Eltarites. Son masque attaché à la ceinture, elle aimait dévoiler ses secrets aux arbres qui la regardaient sans rien désirer. Ce jour là, elle récoltait des fruits, quand elle aperçut des empreintes de loup, aussi grosses que sa main ouverte. La belle Elfine, malgré son jeune âge, maîtrisait déjà l’art du traqueur. Sur ce point, elle n’avait rien à envier aux maraudeurs Kotoba. Au terme d’un long jeu de pistes, elle se trouva face à une louve noire qui la dépassait d’une tête. Instinctivement, elle frappa un petit coup sur la truffe humide et bondit sur le premier arbre dans l’espoir d’esquiver les redoutables mâchoires. La bête parvint néanmoins à lui arracher un morceau d’étoffe. Elle restait un moment accroupie sur sa branche, plongeant ses yeux d’or dans ceux de la bête. Yeux Rouges. Poils Gris. Crocs Noirs… Crocs Noirs, oui, c’est comme ça qu’elle l’appellerait. La louve tourna quelques instants autour de l’arbre et s’en retourna dans un bosquet en poussant un petit grognement dédaigneux.

Le soir même, assise avec les siens autour d’un feu, il fallait qu’elle raconte sa fabuleuse rencontre. Bien sûr, comme tout conteur qui se respecte, elle exagérait tous les détails. Crocs Noirs faisait deux fois sa taille. Crocs Noirs avait des canines longues comme sa main, plus tranchantes qu’une dague d’ambre… Les Eltarites l’écoutaient en souriant, comme on sourit aux facéties d’un enfant. Mais les plus anciens la prenaient très au sérieux et se rappelaient du temps où les loups géants étaient choses communes. Quand à ceux de sa génération, ils dissimulaient mal une certaine jalousie.

Tous les jours, Mélissandre répétait son petit jeu. Retrouver Crocs Noirs. Frapper légèrement du revers de la main. Esquiver. Tous les jours le même rituel, qui n’était pas toujours du goût de la louve. Mais finalement, une complicité avait fini par naître entre les deux créatures sylvestres, si bien que la louve se laissait maintenant chevaucher.

Ce jour là, en apparence, n’était pas différent des autres. Mélissandre pistait la louve, sans réaliser qu’elle-même était suivie. Elle trouva Crocs Noirs dans un bosquet, couchée sur le flanc, anxieuse. L’Elfine s’approcha doucement et l’examina attentivement. Sur son ventre, des petites bosses roulaient comme des vagues. Elle était pleine ! Il n’y aurait pas de folle cavalcade à travers la forêt aujourd’hui. La louve allait mettre bas et réclamait qu’on la laissât tranquille.

Alors que Mélissandre retournait à son camp, ses pensées se bousculaient. A quoi ressembleraient les petits ? Qu’allait devenir leur relation ? Soudainement, elle ressentit une imperceptible onde de choc. Un cri de détresse silencieux. La louve était en danger !

Mélissandre retourna promptement au bosquet et trouva, trop tard, la pauvre créature sans vie… Des chasseurs avaient dépecé Crocs Noirs. Pire, ils l’avaient éventrée. La forêt était en deuil. Les feuilles tombaient, rouges, et formaient des mares de larmes autour de la victime.

Mélissandre se mit à chercher tous les signes qui pouvaient l’aider à reconstituer la scène. Des poils roux coincés sur une branche. Des empreintes scarifiant la terre meuble. Celles d’une femme, très semblables aux siennes, légères. Celles d’un colosse, profondes. Autant de détails qui pouvaient passer inaperçus à l’œil commun. Un signe après l’autre formait une chaine d’indices que Mélissandre pouvait lire aussi clairement qu’une phrase. Et ce texte, qu’elle allait reconstituer intégralement, la mènerait droit aux criminels. Mais soudainement, un vent glacial balaya les feuilles mortes. Une nappe de brume, comme un linceul, vint recouvrir le cadavre, et la neige se mit à tomber. Mélissandre se retourna. La silhouette bleutée d’Eikytan se découpait dans un nuage lactescent et projetait sur la scène une ombre diaphane.

-Gardien de l’hiver ! Qu’as-tu fait ! La neige a recouvert toutes les traces !

- Ne t’en soucie guère, Mélissandre, tu les retrouveras. C’était la dernière de cette forêt. Cet outrage ne peut rester impuni. Vas ! Les Daïs t’apporteront leur soutien.

Mélissandre, sans questionner le vénérable Daïs, s’éloigna. La neige était très localisée et l’Elfine retrouva effectivement les empreintes des criminels. Les traces du géant étaient clairement lisibles et mena l’Elfine droit au repère des scélérats. Un campement Zil ! Elle aurait dû s’en douter. Les louveteaux seraient sans doute vendus pour alimenter les combats de bête. Domestiqués. Dressés pour s’entretuer. L’idée lui était insupportable. La lune éclairait faiblement les empreintes menant à une roulotte gardée par trois hommes. Ils jonglaient avec leurs épées et crachaient dans le feu des gerbes d’alcool, pour passer le temps. Mélissandre pouvait les supprimer. Elle en était certaine. Elle n’avait jamais ôté une vie, mais son père lui avait enseigné la technique des attaques multiples dont les Elfines gardaient le secret. Une dague d’ambre à chaque poing, elle fondit, ombre parmi les ombres, sur les gardes.

Un.

Deux.

Trois.

La voie était libre et pour la première fois, ses mains étaient rouges. En s’approchant de la roulotte, Mélissandre pouvait enfin distinguer la silhouette des deux ravisseurs : une Elfine et un Hom’chaï de son propre clan ! Honte sur les Eltarites qui avaient engendrés de tels félons ! Le Hom’chaï avait revêtu la peau de Crocs Noirs, ce qui lui donnait un air encore plus menaçant. Mélissandre savait qu’elle n’était pas de taille à affronter seule ces adversaires, mais la colère et peut-être la jeunesse la poussait à en découdre. Elle se précipita sur l’Elfine, mais le colosse, la repoussa dans un coin d’un revers de la main. Mélissandre reprit ses esprits et aperçut un louveteau blanc dans une cage. Elle n’eût pas le temps d’observer plus attentivement la scène, car le Hom’chaï tomba sur elle. Instinctivement, elle fit un bond en arrière, tout en décochant un double coup de lames au visage de son adversaire, le défigurant atrocement. L’autre Elfine, que les siens appelaient Sangrépée, vint au secours de son camarade. Mélissandre se mit sur la défensive, prête à encaisser le coup. Mais ce qui se passa à ce moment allait rester gravé à jamais dans sa mémoire. Dans un vacarme de bois éclaté, des centaines de racines éventraient la roulotte de part en part. Des bourgeons et des champignons poussaient avec une fulgurance surnaturelle. Une fraction de seconde d’une extrême violence. Le Kei’zan se tenait face aux ravisseurs dans un chaos de vert et de mauve. Il les fixait de ses yeux vides. Aucune parole ne fut prononcée, mais les deux compagnons savaient qu’ils étaient bannis à jamais. Puis le Kei’zan se tourna vers Mélissandre. Il sortit délicatement le louveteau de la cage brisée et le tendit à la brave combattante. Elle porta immédiatement la boule de poils à son cœur. Loup Blanc, petit de Crocs Noirs, dernier loup géant de la forêt des Eltarites…

La pierre tombée du ciel illuminait la nuit. Mélissandre plongea fermement ses mains dans l’épaisse fourrure de Loup Blanc et parvint à s’endormir.


Ndla : Je me suis permis une liberté d’interprétation concernant la carte Peau de Crocs Noirs. Je suppose que le dessin représente un Volk, mais comme cela n’est pas explicite, j’en ai fait un loup.


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